Gwen DENIEUL's profile

les morceaux d’inconnu que tu portes en toi

Temps usé, espace épuisé. Toutes les histoires qu’on se raconte pour ne pas s’écrouler, la mission qu'on s'invente pour continuer à écrire. Assis sur le canapé, tu écris sur l’iPad dans un demi-sommeil les bouts de trucs qui te viennent. Tu vides une canette de Red Bull pour faire durer cet état de somnambulisme. Aller au bout de la fatigue et attraper les mots qui parfois la nuit résonnent plus fort. Ta tête te brûle. Tes doigts te brûlent. Tu te sens si friable dans ces moments-là. S'entourer de silence. Recréer l'écart nécessaire à l’écriture, l’écart qui, peut-être, me sauvera. Se sentir à contretemps, créer de l’espace et du temps. Éprouver de nouvelles vitesses et de nouvelles lenteurs, de nouveaux désirs et de nouveaux dégoûts, de nouvelles menaces et de nouvelles promesses, de nouvelles impasses et de nouvelles routes. Je me disais : il suffira de fermer les yeux pour que quelque chose apparaisse, il suffira de fermer les yeux pour être ailleurs. J’attends, mais rien n'apparaît. Je rêve de mots en armes, mais le feu ne prend pas. Il y a quelque chose de faux dans tout ce que j'écris. Phrases comme ruines... C'est plus en-dedans qu'il faut voir, ça remonte à plus loin. Sans doute me manque-t-il la dose d'ivresse nécessaire pour oublier angoisses et certitudes. L’alcool pourra peut-être m'aider à aller plus loin, l’alcool pour attraper ce qui sans cesse se dérobe. Tu t’obstines. Tu cherches par tous les moyens à retrouver l’intensité laissée en friche. Tu veux écrire quelque chose de vital, le minimum du minimum. Raconter avec les mots les plus simples l’ordinaire : la vie dans la rue, dans le métro, dans les gares, aux terrasses des cafés, dans les bureaux vitrés, dans les chambres louées à la nuit, sur les écrans. Dire aussi la mort tout près, et la joie d’être encore en vie, et l’urgence de vivre. Mais non, tu échoues constamment. Tu échoues par facilité, confort, prudence. Tu n’en as sans doute pas assez bavé pour écrire quelque chose de correct, quelque chose d’âpre et de dur. Comment veux-tu écrire le plus vif quand tu restes à croupir des heures sur le canapé ? Il faudrait que tu trouves le courage de te confronter à l'échec de ta vie, que tu apprécies avec lucidité l’ampleur de la défaite. Mais je suis si sec à l’intérieur, te répètes-tu. Alors laisse tout venir à toi, Léo, écoute les souffles derrière le bruit du temps, laisse remonter les sensations des tout premiers voyages et les mots qui, à l’époque, t’avaient sorti de l’habitude. Ceux de Miller, Bouvier, Calaferte ou Cendrars. Trouve une phrase, même un début de phrase, qui te recommencerait. L’inouï peut surgir de deux mots qu'on met ensemble.

Changement de protocole. De l’encre et du papier pour une fois. Léo veut se créer un espace clos dans lequel il s’enfoncera pour un long travail obstiné, un lieu austère où il essaiera de ne pas tricher. Je ne suis moi que lorsque j’écris, se répète-t-il pour se donner la rage suffisante, le reste du temps, je mens. L’écriture est une stratégie de survie. Elle permet de chuter un peu moins souvent. Il décide de remplacer le fauteuil de bureau par le tabouret de la cuisine, enlève ses chaussures, ferme la porte du minuscule bureau aux murs bleu nuit, baisse le volet roulant. Rien ne doit gâcher les quelques heures de liberté que la société lui accorde chaque semaine. Sans bien savoir pourquoi, il a également suspendu un ange orthodoxe au-dessus de sa table. Il commence par tourner les pages de ses anciens carnets comme on tourne le bouton d’une radio. Ils datent de l'époque où il notait le maximum de choses comme s'il allait perdre la mémoire. C’est le son d’une voix insolite qu’il cherche sur les ondes. Car Léo a l'ambition folle de ne pas écrire du déjà entendu. Écrire ce qui ne s'écrit pas, murmure-t-il, ordonner ses délires, le faire à sa façon, créer ses propres règles. Il esquisse un sourire. Il sent que son corps frêle au milieu du petit bureau uniquement éclairée par la lampe d'architecte a enfin trouvé sa place. Il tend les bras vers le haut, il tend les bras vers l'avant. Il aime sentir cet espace clos et exigu autour de lui. Il reprend son stylo. Le tient par le haut, l’air de ne pas y toucher. Il prend encore les mots avec des pincettes. Quand ça m’échappe, je perçois l’infini des terres à défricher. Une certaine désinvolture est nécessaire. Je dois miser sur la chance, aller d’imprévu en imprévu, de croisements en bifurcations, à tout prix éviter la lourdeur. Ça y est, la main trace les premières lettres sur le papier. Écrire comme on peint, écrire comme on joue. Le dormeur éveillé dépose des sons à tout hasard dans le silence. Il essaie tant bien que mal de mettre des mots à la verticale. Ça fait parfois des phrases, des phrases bancales, mais des phrases tout de même. N’insiste pas. Tes phrases ont tout le temps de mûrir. Il faut savoir s'abstenir quand rien de vraiment consistant ne vient, alors retiens l’écriture jusqu'au manque et change-toi en machine écrivante quand tu n'en pourras plus de ne plus écrire. Pour l'heure, reste dans ces zones flottantes où l’esprit divague. Écrire, c’est creuser des trous dans la brume. Du fond de ton terrier, laisse-toi surprendre par les apparitions. Le réel est ce à quoi on ne s’attend pas. Léo sent que la part enfouie est en train de grandir. Ça demande du temps de réapprendre à parler.

Trouver les mots qui ravivent les sensations, la formule qui me fera à nouveau ressentir cette brûlure au cœur qu’autrefois j’aimais tant faire durer. Capturer quelque chose de vivant avec les mots de l’enfance. Retrouver la langue d’enfance, faire entendre l’enfance, voilà ce que je cherche à faire. Écrivant, je redeviens petit garçon. Je tente de ranimer les marionnettes du théâtre de mon enfance. Au bout de mes longs petits doigts, elles faisaient rire toute la famille. Écrivant, je fuis la lumière crue du réel. Au milieu de la nuit, je cherche la langue dans laquelle je pourrais m'enfouir comme on s’enfouit sous terre. Écrivant, j’aimerais trouver refuge dans le ventre de petite maman. Enfermé dans ma chambre d’écriture, je frissonne comme lorsqu’enfant je descendais l’escalier sombre qui menait à notre cave toute en longueur. Je tâtonne dans le noir vers un lieu que sans doute je n'atteindrai pas, mais la tâche que je m'assigne est de m'en approcher le plus possible. Je ramasse les miettes de ce qu’il reste d’humain en moi. S’en contenter pour le moment, me dis-je. Toujours il m’a fallu inventer pour comprendre ce que je vis. Alors je rêve d’un long récit tissé de la vie des autres, d'une fiction m’approchant du réel, creusant le réel, d’un grand roman comme expérience directe de la vie. Avec les miettes de moi et des autres j’inventerai d’autres existences, sèmerait d’autres graines. Ce sera comme jardiner sous la lune.
Accroche-toi l’écriture pour ne pas mourir tout à fait. Pour l’instant, tu n’as pas le souffle suffisant pour composer un long récit, alors contente-toi du fragment. Dépouille-toi de toi-même et ne garde que le nœud compact, le poing dans le ventre. Ne te paye pas de mots, Léo, ne cherche pas l’épate. Écris avec les morceaux d’inconnu que tu portes en toi. Écris ce que tu ne sais pas. Écris ce que tu ne comprends pas. Reste dans le doute, l'inquiétude, le tremblement. C’est là que ça brûle plus. Écris là où ça vacille et, au moment de perdre l’équilibre, jette-toi dans le grand bain ! Écris comme si tu te jetais à l’eau et que tu ne savais pas nager. Joue ta vie. Jette les dés. Mélange les cartes. Laisse faire le hasard. Tout est possible, Léo, la vie naît d’elle-même. La nature aveugle s’exprime d’elle-même. Elle n’est ni hostile, ni bienveillante, tu sais. Elle se fout du petit être plein d’orgueil qui cherche le point de déséquilibre, et c’est très bien comme ça. Tu verras, au bout d’un long temps d’attente, les mots-miroirs s’accompliront. Ils couleront les uns dans les autres et deviendront musique.

Léo est agité. Son corps est assis depuis plus d'une heure devant l'ordinateur et il n’arrive à rien de bon. Ses phrases existent à peine. Tous les mots qu’il écrit glissent comme sur une toile cirée. L’instant d’intuition le laisse en suspens au-dessus de la table de travail. Comment s’approcher du noyau compact, opaque, qui fascine tant ? Comment attraper cette petite chose fragile, qui hante mon esprit depuis si longtemps, sans l’écrabouiller ? Écrire sans tuer la langue. Je vais devenir barge à naviguer comme ça dans l’obscurité. Il me faut trouver en moi quelque chose de neuf pour continuer la route. Léo pose sa tête entre ses mains, décroise les jambes, se force à sourire. Déjà 38 ans. Il n’est plus si jeune. Il avait besoin de quelque chose qui le remette en mouvement, alors pourquoi ne pas revenir à l’écriture, s’était-il dit durant une nuit d’orage et de grêle il y a déjà un an. Mais ce soir, il n’est plus sûr de rien. Il allume une clope, tire fort dessus, l'écrase nerveusement, et puis, tout au bout d’un long moment de silence et de vide, des sons commencent à sortir de sa bouche. Léo veut les débusquer, en garder la trace. Sa main tape quelques mots sur le clavier, les premiers qui viennent. Il n’est jamais anodin d'aligner des mots sur un écran, se dit-il. Il s’agit de se battre avec le peu qu'on est, lutter à mains nues contre ce qui dessèche. Écrire contre l’effacement. Chercher des phrases qui, disons, contestent la mort, ou qui, du moins, rendent l’idée de disparition moins douloureuse. J'aime la pauvreté de ces 26 petits caractères qu’on agence comme on peut pour tenter de sauver quelque chose de l’oubli. Léo lève la tête, se masse la nuque, regarde dans un demi-sommeil le mur bleu nuit sur sa droite. La pièce est uniquement éclairée par l'écran de l'ordinateur. Léo aime la vie nocturne, la vie cachée qu'il s'invente. Cette nuit, il a peut-être réussi à attraper quelque chose. Je n'ai pas encore baissé les bras, pas dit mon dernier mot. Alors vraiment il sourit.

Assiégé de petites énigmes qu’il ne parvient pour l'instant à résoudre, Léo s’embarque dans le train d’une solitude tenace, uniquement préoccupé à écrire. Il traque les griffures, les fêlures, la moindre source d’émotion. Il a encore ce fantasme de l’écrivain dévoré par ses phrases, le monde entier reconstruit dans sa tête. Son double d’écriture, il le voit croître à l’ombre des choses tordues qui lui viennent en rêve. Écrire pour ne pas désespérer tout à fait, se répète-t-il, écrire jusqu’à l’obsession car rien de valable ne peut s’obtenir sans un engagement total. L’écriture peut devenir une entreprise constante qui, à partir d’un certain point d’obstination, ne vous lâche plus. Tout alors devient phrase.

Il y a la nuit tout autour. Un peu de musique pour la lumière. Ecstasy de Lou Reed dans le casque. Je cherche ce relâchement des nerfs qui vient dans l'épuisement. Il y a les citations que je recopie pour réentendre les grands morts, comme cette phrase de Francisco de Quevedo y Villegas : Retiré dans la paix de ces déserts, avec peu de livres, mais tous doctes, je vis en conversation avec nos pères, j’écoute de mes yeux les morts. Il y a aussi ces textes que je relis sans cesse dans l’espoir qu'ils me durcissent, qu’ils agissent sur moi comme des vaccins : Le Terrier. Des arbres à abattre. Poteaux d’angle. Cap au pire. Il y a ce presque rien autour duquel je tourne inlassablement. Parfois il me semble que je m'approche de l'énigme sous un angle à chaque fois différent, mais jamais je ne l’atteins, et c'est parce qu'elle m'échappe toujours que j'y reviens sans cesse. Les combats perdus d’avance n'ont jamais été pour me déplaire.

Attendre. Il n’y aurait rien d’autre à faire qu’attendre. Dehors ce serait l’hiver. L’hiver, le vent et la pluie. Gribouiller un peu pour s’occuper les mains, lire ce que nos sœurs et nos frères d'armes, nos sœurs et nos frères nocturnes publient sur la toile car on n’écrit jamais seul, et c’est même par tous les autres qu’on écrit, comme le dit si bien David. Regarder l’espace autour de soi, se lever, ouvrir la fenêtre à guillotine, humer l’air de la nuit, et attendre, attendre l’événement. Chaque nuit serait une nouvelle aventure. La parole jaillirait au bout d’un long moment d’attente et de gribouillages inutiles. L’écriture nous submergerait ; elle emporterait tout. Ce serait une langue nette, tranchante, qui irait droit vers la foudre pour enrailler la machine. Un mélange d’euphorie et de lucidité. Ce serait une impro contrôlée qui secouerait les normes, une parole insomniaque libérée des jugements moraux. Car il ne s’agirait pas de plaire. Ce qui aurait lieu, ce serait un feu, une intimité. On ne se rendrait même plus compte qu’on écrirait. On serait pris par l’écriture. Elle coïnciderait exactement avec ce qu’on serait en train de vivre. Son rythme s’accorderait au nôtre. On assisterait alors dans un état second à l’éclosion brûlante des phrases. Elles se dérouleraient d’elles-mêmes, comme si une autre présence parlait à travers nous. Le cœur, on l’entendrait battre. La respiration serait étrangement lente. Ce serait comme une transe calme. On ne maîtriserait plus grand-chose et ce serait sans doute mieux ainsi. On se laisserait écrire. Les phrases prendraient vie sous nos yeux. Elles se déploieraient, se répondraient les unes aux autres. Nul besoin de leur venir en aide, elles trouveraient leur chemin toutes seules. La ponctuation disparaîtrait. La fièvre ferait voler en éclats la syntaxe. Les bons usages sont vite oubliés quand il s’agit de préserver l’émotion. Qu’importe l’espace parcouru. Ne pas regarder en arrière de peur de laisser les choses retomber. Joie mêlée de crainte que tout s’arrête, sensation grisante de foncer dans le brouillard. Les phrases appelleraient les phrases. On écrirait vite car le temps filerait. La boîte crânienne crépiterait d’appels et de cris chuchotés. Le clavier tremblerait de joie. On aurait lâché la bride. Ce serait une cavalcade !

Minuit. Léo entame une nouvelle traversée nocturne. Il aimerait tenir jusqu'à l’aube. Je m’oblige à noircir l’écran pour me sentir exister. J’ai tellement peu de réalité le reste du temps. Je passe d’une identité à l’autre avec une déconcertante facilité. Qu’est-ce qui m’est propre ? Et que sauver du flux interminable d'images et de pensées qui me traverse la nuit ? À peine formulées que déjà la plupart de mes idées s’évaporent. Même celles qui me tiennent le plus à cœur. À l’orée de la grâce, toujours la menace tenace de l’oubli. Léo sent qu’il monte en intensité à mesure que la nuit avance. L’étau se desserre. Ce qu’il recherche avant tout : la tension vers l’ouvert. La faim est revenue. J’ai de nouveau foi en ce tricotage aléatoire. Des choses commencent à se mettre en chemin. La langue asphyxiante du groupe, je m'en détache peu à peu. Il s'agit de sortir du langage de l’époque pour s'en trouver un autre. Chaque nouvelle nuit j'avance un peu plus loin, lentement, à tâtons. C’est un cheminement obscur, humble, obstiné. Le territoire dans lequel j'écrirai, je commence à peine à le deviner. Oui, c’est décidé, je ne lâcherai pas l’affaire. Il n'y a rien vraiment rien qui puisse désormais m'écarter de la voie dans laquelle je me suis engagé. Continuer d'écrire est déjà une victoire. S’arrêter serait mourir à nouveau. Coincé volontaire dans son minuscule terrier, Léo sent que son tir s'améliore. S'enfermer tous les soirs jusqu'au vertige. Percer des trous dans le mur jusqu'à ce que les premières lézardes apparaissent. Puis creuser, creuser toujours les mêmes fissures. Se laisser déborder par les pensées annexes qui se déploient de façon inattendue jusqu'à devenir la texture principale du récit. Souvent Léo s’égare dans ce réseau de tunnels et de tranchées, mais il ne perd pas de vue l'idée fragile de départ. 

Rétine dilatée attirée par le noir. Les vraies voix viennent avec la nuit. C’est lorsque je flingue les lumières que je commence à vivre. Je prête la plus grande attention au moindre bruit, au plus léger craquement dans la pièce, à la moindre vibration dans l’air. Fixant l'obscurité, Léo croit voir une lueur et se met à écrire dans la fièvre. Les phrases se succèdent rapidement sur l'écran. Elles le projettent de l'autre côté de la nuit. Il a le sentiment d’avoir enfin trouvé l'issue. C’est par une toute petite fente qu’il est passé, et il s'y est engouffré la tête la première. Déjà 2h du matin. L'esprit tendu à l’extrême, l’apprenti écrivain oublie la fatigue. Il avance dans une langue qui s’invente sans cesse. Nuit sur l’Europe. Nuit sur l’Afrique. Je n’ai plus peur. Gorgées brûlantes de thé noir pour alimenter le feu. J’écris dans ma poche. J’ai trouvé ma musique. On tourne autour des choses que l’on aime et puis un jour la porte s’ouvre. Ça se passe au présent. Tard dans la nuit. Lorsque les nerfs se relâchent. Des mots amis, des mots si simples que je les avais d'abord négligés m’éclaboussent le cerveau. J'écris à plat ventre. J'écris en apnée. Je reste vissé au tabouret de crainte que la source ne se tarisse. Léo ne se doutait avoir de telles ressources en lui. Il ne se serait jamais cru capable d’une telle fougue. Dans le secret de son bureau, il a maintenant des visions très vives. Il écrit vite, comme s'il parcourait un dictionnaire invisible, une vaste encyclopédie qui lui fait explorer les bords de son crâne. Des phrases qui ont longtemps fermentées dans le chaudron fêlé lui viennent toutes seules. Des phrases brèves pour capter ce quelque chose qui commence. Une flamme tremblante brûle dans ta poitrine. Vis chaque mot que tu écris. Écris avec ton sang avant que tout ne s’évanouisse. C’est comme s’il avait de l’absinthe dans le sang, Léo. Il veut suivre sa folie toute la nuit, aller jusqu’à l’aube pour frôler les limites. Quand, au petit matin, le moteur cale enfin, il remonte tout en haut du long document pour retrouver les traces du jaillissement initial. Il relit les premiers mots comme s'ils avaient été écrits par quelqu'un d'autre, et ressent à nouveau la libération et la plongée dans le magma qui ont suivi. La flamme, je crois que je l’ai touchée. Il suffisait de tout remettre au présent. De décrire aussi, surtout, ce qui semble annexe, futile, provisoire. Tout mettre au premier plan comme sur les miniatures des Primitifs flamands. Peindre avec minutie chaque détail d'une scène, et particulièrement le plus obscur, le plus humble. Se souvenir que les tout-petits dieux des chamanes se dissimulent sous un caillou, un lichen, une brindille.

Écarter le voile par hasard. Alors se frotter les paupières. Gratter doucement, patiemment à la surface des choses pour en retrouver le silence, l’ombre, la lumière. Garder l’œil dans le viseur jusqu’à ce que le réel s’ébrèche légèrement. La bizarrerie en nous qu’on recherche, la bête qu’on recycle. Et cette étrange brûlure qu’on ressent lorsque, dans la phrase, quelque chose dérange. C’est quand la langue se met enfin à boiter que Léo a la sensation exaltante de s’approcher de la flamme. L'étrange l'ouvre à d’autres dimensions. On devrait toujours écrire dans cet état, se dit-il, lorsque le seuil de fatigue est franchi. Le corps est épuisé mais l’esprit est en feu. Des phrases, imprégnées du bruit de l'époque, continuent de déborder sa pensée. C’est comme si elles en savaient plus que lui, alors il court après, galope comme un fou derrière les visions inouïes, à la fois terrifiantes et belles, qui jaillissent de son crâne. Son travail est de les restituer le plus fidèlement possible. Il ne fait finalement que recopier ce qui existe en lui depuis toujours.
les morceaux d’inconnu que tu portes en toi
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